A droite J.P. BASSAGET, à gauche Claude CAILLART

Hommage au Commandant ( Version C) par Claude Caillart (EN 54)

Le Commandant en question, c’est Cousteau, Jacques-Yves. Il aurait plus de cent ans cette année.

Nous avions une différence de 24 promotions, ce qui n’est pas rien. Il a fortement contribué à me dés-uniformiser, me sasser – me faire passer – , du monde militaire au monde civil. D’où cet hommage, en témoignage fidèle et décousu/recousu de nos rencontres.

Du sabre à l’épée de cristal

Flash-back: en juin 89, le commandant reçoit son épée d’académicien, épée de verre et de cristal. Sur le pommeau de cette épée, son numéro d’entrée à la Baille, 204, et ses initiales, JYC. Son parcours, dessiné par son ami, Luc-Marie Bayle, est symbolisé par l’insigne de la Calypso, qui l’a rendu célèbre, et celui de l’Alcyone, qui le propulsait vers une étoile en s’appuyant sur le vent. Du sabre remis en 1930, à l’épée offerte , un parcours de 59 ans. De l’académie navale à l’Académie, que de milles parcourus, que d’heures de plongée dans les profondeurs, que de paroles glorieuses, de livres, d’images, de descentes et de remontées, de compressions en décompressions. Mon propos n’est pas de les raconter.

Après les discours, vient la réponse du commandant Jacques-Yves Cousteau : il est en blanc complet, col roulé , crinière blanche, et brandit son épée, se proclamant héritier du roi Arthur, « celui qui gagnait ses guerres en perdant toutes ses batailles », et prête « solennellement serment, devant tous ses amis, ici et de par le monde, de (se) battre avec Excalibor, arme symbolique des poètes qui seuls peuvent changer le monde, et de nous mettre au service de Viviane, Dame des Eaux, et de Galaad, le pur conquérant du Graal ». Ce serment nous laisse pantois : nous y croyons presque, sur le moment, au point d’en être émus. Quel numéro, le 204 JYC !

Des discours précédents, je retiens une bonne question, posée par le Directeur général de l’UNESCO : « Qui êtes-vous, Commandant ? » , et la réponse associée : « Vous êtes un montreur de lumière. ».

Je retiens aussi, d’un ancien ministre de l’Industrie, évoquant l’œuvre technique de JYC :

– La noblesse du métier de l’ingénieur lorsqu’il se considère non comme un individuel, fût-il brillant, mais comme un membre de l’humanité, dans la chaîne des peuples et dans la chaîne de l’histoire : la conquête du Monde, le long des Siècles, Prométhée libéré des ses entraves. – Le moteur principal de votre créativité (.) c’était la capacité de rêve et d’émerveillement. L’orateur parle encore d’utopie raisonnée, de foi et de rêve, confrontées aux réalités de la nature et de la vie ; et des équipes qui se forment et se dépensent alors sans compter.

J’ai fait partie d’une de ces équipes, détaché par la Marine, 20 ans plus tôt.

Connaissance de Cousteau, inventeur méconnu et visionnaire

Je dirai d’abord mon premier souvenir concernant Cousteau : il vient d’un propos du pacha de la vieille Jeanne , qui évoquait la créativité de Cousteau – son camarade de promotion -, inventant un dispositif pour sodomiser les mouches … ou peut-être les fourmis ?. On perçoit une certaine ironie, mêlée à de l’admiration. Entre parenthèses, ce pacha aurait pu nous évoquer sa récente Palme d’Or à Cannes, obtenue par son condisciple, avec Louis Malle, pour « Le Monde du Silence », en avril 1956. Silence éloquent.

Après « le Monde du Silence », « le Monde sans Soleil », de nouveaux équipements sortent de l’imagination de Cousteau, construits sous la supervision du Commandant Alinat au musée de Monaco, et d’André Laban à Marseille ; le cinéma, puis la télévision les valorisent, les rendent populaires : la soucoupe 350, les maisons sous la mer, la bouée laboratoire mouillée entre Nice et la Corse, les soucoupes plongeant vers les profondeurs : 500, puis3000 mètres. Les plongeurs mis en scène sortent des profondeurs sombres et silencieuses à la surface éclairée et bruyante des médias. Mais ils progressent dans des enveloppes de plus en plus sophistiquées.

Mon deuxième souvenir correspond à ma première rencontre avec JYC, dans son bureau du Musée de Monaco. Je savais qu’il cherchait des officiers de marine pour renforcer ses équipes et mener ses projets, et je venais donc le voir et l’entendre. Ce charmeur a su , dans la fumée âcre et asphyxiante de ses infects cigares , me convaincre de le suivre. Je demande alors, par une voie non-hiérarchique, à être détaché auprès de lui, dans le but affiché de suivre le projet Argyronète, maison-sous-la-mer autonome, sous-marin crache-plongeurs.

Lors de ma visite de débarquement à l’amiral commandant les forces sous-marines, de la même promotion que Cousteau, je n’ai retenu que sa raide désapprobation ; mais il ne pouvait plus s’opposer à son ministre, qui avait approuvé et accepté ma demande .

Arrivé à Marseille en mai 68, je tentais donc de m’adapter à la culture de l’Office Français de Recherches Sous-marines, association à laquelle j’étais rattaché. Roger Brenot, de la même promotion que JYC, en était le directeur. Le projet de l’Argyronète étant trop peu avancé, JYC m’envoya rapidement commander la Calypso. De Pointe-à-Pitre à San-Diego, en passant par Callao pour remettre le bateau en état de naviguer, des escales dans des îles mythiques comme l’île Coco, et de la figuration, dans plusieurs plans, je me laissais aller –difficilement-, à cette nouvelle vie. Pour résumer, j’apprenais à commander un bateau-amiral sans amiral, intermittent du spectacle, avec des équipes à géométrie et organisation variables, sous le regard plutôt bienveillant de la Bergère, Madame Cousteau.

Je menais donc cet ancien dragueur, construit en 1942, à la coque et aux moteurs fatigués, dans des aventures inattendues, telles que la recherche du trésor d’un galion espagnol, le domptage d’otaries du Cap, la chasse aux baleines grises, ou le support maritime et logistique d’une expédition sous-marine au lac Titicaca.

C’était à la fois « Le secret de la Licorne », « Le trésor de Rackham Le Rouge » , « L’oreille cassée », et « Moby Dick ». L’acteur principal jouait et mettait en scène Tintin, le professeur Tournesol et le capitaine Achab.

Lorsque Cousteau arrivait à bord, il commençait par faire des puzzles, puis à écouter ce qui avait été mis en boîte, voir ce qu’il pouvait en faire, et faire tourner des plans de coupe, en bonnet rouge, à intégrer à la demande et au montage. Il écoutait les doléances, et apportait des réponses inattendues. Nos relations, au début, ont été plutôt animées par un goût commun de la controverse. Mais il m’a finalement laissé apprendre , au gré des équipes se faisant, se défaisant ; l’équipage, très réduit, les plongeurs, qui consentaient parfois à faire le quart, et les cinéastes qui fixaient le programme selon leurs exigences et celles de la lumière ; apprendre à diriger un carénage dans un arsenal péruvien, apprendre à faire avec, c’est-à-dire peu ou pas d’argent.

Je débarquai de San-Diego en février 69, pour rejoindre Marseille après une traversée des USA pour y visiter les principaux contacts de JYC , à Long Beach, puis Washington, Philadelphie et Boston. Au grand étonnement de l’attaché naval, j’avais accès à tous les industriels travaillant dans le secteur de la pénétration sous-marine, avec comme seule introduction le nom de Cousteau.

L’Argyronète avançant lentement, je fus affecté à des tâches diverses et variées, comme les essais de la Soucoupe 3000 , dont les moteurs posaient quelques problèmes. Les relations avec le CNEXO, futur exploitant de la dite soucoupe, étaient parfois tendues.

Un camarade de promotion, Alain Thibaudeau, rejoignait le musée de Monaco, et nous prîmes la conduite d’un projet de reconnaissance sous-marine entre le Cap Bon et l’Italie, via le canal de Sicile et le détroit de Messine .

L’OFRS changeait de nom, devenait CEMA, Centre d’Etudes Marines Avancées, association reconnue d’utilité publique. Le siège se déplaçait à l’Estaque, pour accueillir le chantier de l’Argyronète, en commençant par sa coque épaisse, ralliant par la route.

Le budget augmentant, JYC allait plaider la cause du projet auprès du Président Pompidou, qui lui opposait une fin de non-recevoir, et envoyait une équipe d’Inspecteurs des Finances

interroger Cousteau et sa gestion : j’admirai les démonstrations brillantes de JYC, tendant à prouver qu’il était à l’origine du succès de la Spirotechnique et de l’Air Liquide, de US Divers dont il était d’ailleurs le Président, et que le CNEXO n’était que la forme accomplie de tout ce qu’il avait initié. Les témoins du CNEXO, muets, n’en pensaient pas moins.

Finalement, le projet Argyronète était gelé, et le CEMA perdait le gros de ses ressources.

La Direction démissionnait, et Cousteau nous adoubait , Thibaudeau et moi, pour prendre la suite, et … faire pour le mieux. Ce que nous fîmes, non sans souffrir : licenciement d’une partie des effectifs et cession des actifs de l’association , tout en trouvant des ressources pour payer le personnel à chaque fin de mois.

Peu après la fin du CEMA, Thibaudeau et moi nous débarquions, chacun vers une nouvelle aventure.

Le Commandant se basait aux Etats-Unis, se promettant de revenir en vainqueur en France. Tel Mac Arthur, il proclamait : « Je reviendrai ». Il reviendra. En particulier pour inaugurer le Parc Océanique Cousteau, dans le trou des Halles. Non rentable, le Parc fermera ses portes.

Mais l’Académie lui ouvrira les siennes.

Je rencontrai périodiquement le commandant et la Bergère, qui nous racontaient les aventures de la Calypso, de l’Alcyone 1 et de l’Alcyone 2. Il me montrait ses films, qui se succédaient à un rythme accéléré, m’exposait des projets éblouissants et me décrivait tous les gadgets qu’il ajoutait à la pauvre Calypso, maintes fois carénée, modifiée, équipée définitivement d’un hélicoptère. Nous parlions peu du passé, qui était largement dépassé. Il me disait en riant que son épée d’académicien était déjà cassée ! Etait-ce vrai ?

Fier de ses interlocuteurs chefs d’état, il faisait défiler leurs images : Reagan, Fidel Castro, Ceaucescu … Il évoquait ses projets pédagogiques concernant la protection de l’environnement., et en particulier l’Antarctique.

En 91, j’assistais à l’anniversaire de ses 80 ans, où les participants lui avaient offert, entre autres gadgets, une trottinette à moteur … pour se rendre aux séances de l’Académie.

Le Commandant dialogue avec les Immortels

La relecture de son discours de réception à l’Académie donne des éclairages plus graves sur la personnalité de Jacques-Yves Cousteau. Exercice convenu, mais délicat à réaliser : il s’en sort avec brio. D’explorateur de la mer, étudiant le comportement des créatures qui peuplent les océans, confronté à la nécessité d’écrire un discours au lieu de l’improviser, éprouvant crainte, ennui, colère, puis curiosité et intérêt passionné pour son prédécesseur, l’écrivain- professeur de médecine Jean Delay, il finit par le tutoyer comme un frère.

Il salue au passage le cardinal Richelieu, fondateur de l’Académie, créateur de la Marine, pour passer sur le dernier marin académicien avant lui, l’amiral Lacaze et ses étoiles ; lui et ses modestes galons.

Il évoque ses interrogations sur les motivations humaines, et réfléchit au concept d’une grande unité de la Vie, sous toutes ses formes. Il rejoint son prédécesseur, pour considérer l’être humain dans sa totalité physique et mentale. Il se surprend à lui parler, se dit « évadé, poussé par le vent du large et les courants marins, vers de fuyantes Atlantides », tandis que Jean Delay semble lui répondre, en écho : « Je te conduirai aux frontières de la liberté (.) »

Et il conclut :
-Un chant s’élève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire que dans la mort.. La semence de Dieu s’en va rejoindre en mer les nappes mauves du plancton.

Voilà bien langage de poète.

En 1999, Erik Orsenna va occuper le siège du “Don Quichotte le la mer“. Il l’évoque alors avec simplicité, résume ses savoirs en « filmer et plonger, mettre en scène, c’est à dire mentir-vrai », brocarde son bonnet rouge de Captain Planet, et ses visions temporaires, en été 80, sur l’Elysée. Mais il reconnaît son rôle fondamental pour obtenir un moratoire sur l’Antarctique, utilisant sa notoriété comme une « clé anglaise », suivant la propre expression de JYC. Dans sa péroraison, Orsenna conclut curieusement sur le caractère religieux du Commandant Cousteau, qui a su « regarder le monde avec une attention scrupuleuse, recueillir, et relier. »

Voilà bien langage de normalien latinisant.

L’esprit et le corps

Le 30 juin 97, je suis invité à Notre-Dame de Paris.

Un protocole d’acier, ou d’enfer, nous accueille : près du cercueil, à gauche, avec l’Equipe et les anciens.

En face, l’Académie en grand uniforme. Puis les représentants des corps constitués, dont le président Chirac et la ministre de l’environnement. Dans l’axe de la nef, la famille, les proches. Et une immense foule, témoin de la notoriété et de la popularité du Commandant.

Le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, célèbre la messe et délivre une homélie tout à fait remarquable.

Il évoque « un autre “ monde du silence “, celui de l’âme, le secret de chacun, insondable, impénétrable, même à soi-même »

Il décrit un « homme de notre siècle, façonné comme toute notre culture par la Révélation messianique du destin de l’homme, (qui ) découvre soudainement, dans cette splendeur de la nature, la violence de l’humanité et ses conséquences suicidaires pour l’univers entier et pour l’homme lui-même »

« Il nous a donné à voir ce qu’il voyait. »

Et le cardinal de déclarer que le bilan visible d’une vie ne lui appartient pas ;

pas plus qu’à nous, ses camarades formés dans le même moule que lui.

« Il a été en quelque sorte le poète d’un réel inaccessible ; beaucoup plus convaincant que ne le serait sans doute un artiste, il nous donne à voir ce que nous ne pouvons voir du réel, pourtant si familier, de notre planète Terre ».

Après la cérémonie religieuse, Rimbaud nous a confié et murmuré, débarquant du Bateau Ivre , qu’il a “vu quelquefois ce que l’Homme a cru voir“. Puis nous avons sacrifié au rituel du Commandant, et bu son Bordeaux, à la santé posthume de celui qui avait cru voir, et nous l’avait fait croire , celui qui allait du « par-deçà connu au par-delà imaginé ».

A la santé de l’immortel Commandant ,