UNE PLONGEE AVEC YVES OMER

Plongée à-30 mètres

Aujourd’hui, nous irons seulement à -30m de profondeur. Une plongée à -30m est considérée comme plongée à risque, car les effets de la narcose, ivresse des profondeurs, commence à se faire sentir, ce qui peut mettre les gens mal à l’aise ou même en danger. Pour nous, notre façon de vivre la plongée et notre grande habitude de ce genre de situation ne nous a jamais inquiétés outre mesure. Cependant toute plongée, quelque soit sa profondeur, était placée sous le signe de la sécurité. Il n’y avait pas de grande réunion, en général, avant la plongée, pour définir le but, les moyens, le déroulement de l’action. Par contre avant chaque mission consacrée à un sujet défini, JYC réunissait, au carré ou ailleurs sur le pont, l’équipage pour nous entretenir des futures visions à mettre en boîte et le rêve démarrait… Tout cela se faisait en apparence de manière informelle, mais chacun savait ce qu’il allait faire. Comme tout se vivait, nous ressentions rapidement ce qu’il devait être fait, comment le faire, avec quels moyens le faire. Chacun, dans l’équipe, fondu dans une sorte d’osmose, savait se positionner, acceptait son rôle et l’exécutait d’une manière sûre de façon à ce que l’ensemble manœuvre de concert, un peu comme un banc de poissons qui virevolte sans apparente communication. De toute manière, sous l’eau, pas de communication autre que quelques signes, alors il fallait bien que chacun ressente en lui ce qui se passait et allait se passer… Sur la plage arrière, pendant la préparation, l’habillage, le contrôle de la pression des bouteilles, des équipements, des montres, de la table de plongée… les gens parlaient avec peu de mots et en mode anodin entre eux de ce qu’ils allaient faire. Les caméras étaient préparées en attente près de la mise à l’eau. Les éclairages étaient vérifiés et les câbles, mis en ordre, étaient placé de manière à ce que leur déroulement ne soit pas entravé dans la course vers le fond. Les aides de surface se tenaient prêts. Le Capitaine de la Calypso ouvrait son journal de bord, les jumelles à portée de main. Il se préparait à surveiller tout ce qui allait se passer en surface : courants, vents, état de la mer, manœuvres des chalands, bulles indiquant le trajet des plongeurs sur le fond, remontées intempestives ou toute bizarrerie de parcours… Les montres sont vérifiées une dernière fois entre ceux du fond et le responsable pont. Saut à l’eau, brr… c’est frais, mais vite la pellicule d’eau entre la peau et la combinaison se réchauffe. Déjà la lumière change, il nous faut atteindre le fond le plus rapidement possible, le temps nous est compté. 30m est une belle profondeur et quand l’eau est claire, cette semi-obscurité me fait l’effet d’un beau soir paisible, heureux et sécurisant. Impression fugace, mais qui remplissait l’âme et le corps. Vite, les éclairagistes se mettaient en place et suivaient le caméraman comme … son ombre, afin de faire faire de belles images et suivre ou anticiper les mouvements de caméra, car sans éclairage, sans lumière, pas d’image. Derrière, les plongeurs tiraient les câbles, les empêchaient de se prendre dans des failles, des coraux ou autre source de blocage pouvant ralentir le déroulement de l’action. Souvent essoufflés dans leur course, ils rendaient aisé le travail des éclairagistes. Autant dire que les 30 minutes qui nous étaient imparties passaient à une vitesse folle. Le sujet à peine effleuré, déjà, il fallait remonter et faire les paliers. Mais les yeux chargés de merveilles, les corps étaient heureux et là sur le pont, la discussion qui n’avait pas eu lieu le matin, commençait et les esprits se délassaient dans la beauté rencontrée. Chacun y allait de son histoire et déchargeait l’émotion ressentie. Et le doux soleil nous réchauffait…

Plongée à – 80m aux Galapagos

Nous sommes aux Galapagos, quelque part entre les îles.La Calypsoest ancrée dans une crique protégée et calme. Il fait beau et chaud. La côte volcanique est en surchauffe. Sur le sable du rivage, les otaries se prélassent, s’aspergent de sable, se chamaillent ou jouent à se faire peur. Aujourd’hui, je ne sais plus la raison qui le permet, mais ce sera une plongée profonde de loisir. -80m a décidé le capitaine, plongée de reconnaissance, plongée de plaisir, -80m, le rêve… Mais -80m, c’est bas et ce foutu azote va rendre la vie difficile à une ou deux personnes. Visqueux comme il le devient avec la pression, il va être aussi vicieux et toxique pour l’organisme, déjà qu’il l’est vers -30m, alors à -80m…. L’expérience permet de palier ce risque et c’est pour nous une joie, plus qu’un effroi d’aller vers ce fond.

La côte volcanique tombe rapidement et il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour trouver le fond. Par contre contrairement à ce que laisserait supposer la latitude, les eaux ne sont pas chaudes, je dirais fraîches et parfois franchement froides pour peu qu’on y reste quelque temps. D’ailleurs n’y a-t-il pas des pingouins dans le secteur ? Mais aujourd’hui, il fait si beau, c’est si calme que nous y allons en juste-au-corps de néoprène. De toute façon, on ne reste pas longtemps à -80m et ce, pour plusieurs raisons : le volume d’air respiré à cette profondeur est tel que les bouteilles se vident rapidement, ensuite le taux de saturation des tissus en fonction du temps et de la profondeur est tel que vous entrez dans des temps de décompression à vous rendre désagréable une telle plongée… Mais nous sommes jeunes et sains et mettre son corps et son esprit au défi, c’est attirant… donc, à l’eau, c’est quand même très frais ! Nous nous laissons glisser en pleine eau, vers cet abîme sombre qui nous fait un clin d’œil. Comme à l’accoutumée le corps fait son nid dans cette eau fraîche et cette merveilleuse lumière qui s’assombrit au fur et à mesure de la descente. Je dirais pour ceux qui connaissent ses tableaux que nous plongeons dans un tableau de Laban. Quelle merveille que de sentir entouré de cette beauté. J’ai encore ces lumières dans les yeux alors qu’il y a 40 ans que cela s’est passé.

Moins 50, -60, nous sentons les effets de la pression et la toxicité pointe son nez. Nous atteignons -80m. Nous avons emporté une caméra, on ne sait jamais…Le faisceau lumineux se mêle à la lumière ambiante et les premiers plans sont légèrement teintés de jaune, comme le fait un glacis, par les lampes… Nous sommes sur le même plan, le même rang. Là haut, l’eau est si claire que l’on voit le point chaud de la lumière de surface. Et… au moment précis où je lève la tête, arrive de la surface, à ma grande surprise, à toute vitesse, une jeune femelle otarie. Elle freine, tous hydro freins sortis, et pile face à nous, dans un S dansant magnifique. Immobile, de ¾, elle nous fixe de ses grands yeux marron qui brillent à la lumière des projos, d’une manière qui me semble ironique. Son regard est à la hauteur du nôtre. Elle nous observe curieuse et amusée. Au bout de quelques instants, elle nous envoie, en guise de salut, une jolie bulle d’air dans laquelle se reflètent nos lumières. Et d’un coup de rein, elle se propulse à toute vitesse vers la surface mais toujours dans le style de la danse otarienne. Surpris, nous n’avons même pas déclenché la caméra… Je ne sais si cette scène a fait croire au capitaine qu’il avait eu une vision due à l’ivresse des profondeurs, toujours est-il que lui aussi est parti à toute vitesse vers la surface après avoir poussé un cri… d’amour ? La jeune otarie a fait ses 160m en apnée ou plus, nous a soufflé son air, a subi la pression, comme nous. A nous, il nous a fallu tout cet attirail, toute cette technique pour arriver sur ce lieu et à cette profondeur, en faisant un bruit effrayant et nous n’avons même pas la beauté du geste comme celui qu’elle a su nous faire voir.

40 ans après, alors que j’écris ces lignes, je vois encore, comme si j’y étais, cette jolie femelle avec ses beaux yeux, son fin museau, son aisance et son élégance. Et je me dis que cette rencontre, cette vision, n’a pu avoir lieu que, parce qu’avant moi il y a eu des gens comme Paul Bert entre autres ou des ingénieurs qui ont produit ces règles de sécurité ou ces matériels, que j’ai pu rencontrer un monde // au mien et quel monde !

Soyez rassurés, la plongée s’est bien passée. Nous avons retrouvé notre capitaine. Mais la vie est passée, otarie est morte et moi, mon départ se rapproche. Mais je vous ai vu, senti et aimé beautés de la vie….

Plongée de l’épaisseur d’une caméra sous – marine

Nous sommes, avec notre pellicule Kodak, sur l’île de Kodiak, une île des Aléoutiennes en Alaska pour filmer ce merveilleux cas que sont les saumons. Nous plongeons en rivière ou dans les lacs. Le spectacle est magnifique. Les herbes sont hautes. Les plus grands ours du monde sont là qui nous observent et se demandent ce que nous faisons sur leur territoire. Peut-être ont-ils peur que nous piquions leurs saumons ? Et les moustiques de toute race, agressifs, en profitent pour nous assaillir méchamment.

Et oui, nous filmons ces beaux et pauvres saumons à la vie si difficile. Ce sont de beaux poissons qui, lorsqu’ils se présentent à l’entrée des rivières pour les remonter vers les lieux de ponte, sont encore en habit gris. Au cours de la remontée en eau douce, ils vont devenir rouge sombre et les mâles vont transformer leur museau en une sorte de pince de homard.

Ils sont surveillés et attendus par toutes les créatures de la terre. Sous l’eau, dès l’embouchure, dans l’eau saumâtre, se trouvent les  » halibuts  » pour essayer de récupérer les œufs que les femelles commencent à perdre. En eau douce, les truites prennent la relève, puis les aigles, puis les ours, puis… avant tout les hommes qui sont là, présents en mer, à l’embouchure, le long des rivières, le long du parcours, dans les lacs, lors de le reproduction, les hommes qui les massacrent, qui changent le cours de leur destin, qui leur font sauter des chutes d’eau trop hautes où ils se fracassent et s’estropient, qui leur font passer des échelles trop difficiles pour eux, au courant trop fort, qui leur volent leurs œufs pour les écloseries etc…

Ces poissons sont courageux et nous sommes là pour filmer la ponte et sa fécondation. Même cette fête sexuelle est un calvaire. Après mille drames, accidents, pourriture, corps dépecés, ruisseaux sans eau suffisante pour les oxygéner, la ponte, sur le lieu de leur naissance, n’est pas une sinécure. La femelle fait un semblant de nid dans un gravier lavé par le courant d’un maigre ruisseau. Le mâle féconde l’eau dans laquelle sont expulsés les œufs qui tombent à l’abri précaire des graviers. Le nombre d’œufs pondus est phénoménal pour seulement 1 à 2 survivants. A peine la reproduction terminée, la mort est là qui les prend. Souvent, agonisant sur le fond, ils forment de grands charniers qui se décomposeront en molécules élémentaires et le cycle repartira…

La caméra à peine recouverte d’eau, je filme ce drame, mais aussi ce courage, cette beauté. Regardez ce film et vous ne vous précipiterez plus de la même manière sur le saumon de supermarché.

Corail en Corse

Nous sommes en Corse, au sud, nous allons plonger à -110m. Nous allons filmer un corailleur en plein travail de récolte de corail rouge, le beau, le précieux corail de Méditerranée. Lui, il plonge à l’air, c’est-à-dire oxy/azote. Mauvaise mixture pour une telle profondeur. D’ailleurs, il n’y a pas de table réelle et sûre de décompression pour ces profondeurs. Quand il est à terre, il claudique et sa marche est étriquée. Accidents de décompression… Il s’est concocté une table à lui. Il va avec son zodiac, son fusil rouillé et son matelot qui est une gentille femme, attentive à tout ce qui se passe. Son zodiac, c’est sa base de travail, c’est de ce frêle esquif qu’il plonge à -100, -120m pour chercher le corail puisqu’il a été ravagé par petits fonds. Les lieux sont convoités, d’où le fusil, et cela se passe loin de la côte. Tous les côtés négatifs s’accumulent pour rendre son travail difficile. Mais le gain est là et la vie est belle, même si les bulles coincent la marche. C’est un homme courageux.

Nous sommes là avec notre attirail sophistiqué, mais comparé à celui de maintenant, attirail de préhistoire. Nous plongeons à l’hélium qui nous délivre de la toxicité de l’azote. A -110m, la vision est claire et les gestes sont sûrs, le cerveau est libre. Celui du corailleur aussi d’ailleurs, c’est un être remarquable sur ce plan. Nous avons des tables de décompression sûres. Notre tourelle vient nous récupérer à -40m pour que nous décompressions dans un confort relatif sur le pont, surveillés par des équipes autour de nous. D’ailleurs, un doute sur la marche à suivre ? Appel au musée de Monaco où les experts nous confirment ou non dans nos procédures.

Aujourd’hui pourtant les rôles vont être inversés. La veille au soir, j’ai dit au corailleur ce que je désirais faire avec lui et comment j’aimerais qu’il se positionne face à la caméra. Avant de plonger, le temps se lève et les 3 plongeurs, que nous sommes, sont avertis qu’il ne sera pas possible de mettre la tourelle à l’eau. Nous devons recevoir un équipement pour passer sur oxygène à une profondeur bien supérieure à la norme pour éliminer au plus vite l’hélium et nous ferons nos paliers dans l’eau.

Harnachés de nos tribouteilles oxy/hélium, nous sautons à l’eau avec nos filets pleins de cailloux pour accélérer la descente. Nous devons rejoindre le corailleur et arriver ensemble sur le fond. Pas question de traîner pendant la descente. Nous la faisons en 1 minute, nous en avons 10 pour le travail, sinon, le corailleur risque d’être à court d’air et nous aussi, en plus cela peut nous faire entrer dans des paliers interminables. Sur le fond tout se passe bien. Le corailleur se positionne merveilleusement pour que j’enregistre ses faits et gestes et donner ainsi le plus de plans possibles pour permettre aux monteurs, là-bas, aux USA, de créer le film. L’eau à la descente est glauque et, au fond, verdâtre avec des lointains bleutés, mais très sombres. L’eau est chargée de particules, je dois faire attention à l’angulation caméra/lumières. Mais tout se passe bien, la récolte du corailleur n’est pas mauvaise et je sens que j’ai mis en boîte ce qu’il faut.

La remontée s’opère à la vitesse requise. -40m, pas de tourelle. Le corailleur effectue sa remontée selon ses propres règles. Nous arrivons à nos paliers oxy avant que lui n’arrive à sa balancelle où il passe un temps infini à évacuer toutes les bulles invisibles et indolores qui l’envahissent. Tout comme nous, et c’est pour cette raison que nous passons à l’oxygène pur pour évacuer au plus vite le surplus de gaz hélium. En effet, nous brûlons l’oxygène, mais le gaz porteur, azote ou autre, reste dans les tissus et c’est lui qui peut provoquer un accident de décompression si on n’attend pas d’être convenablement dé saturé en se fixant des paliers permettant à ce gaz de s’échapper par la respiration.

La limite d’utilisation de l’oxygène pur dans l’eau libre est de -7m. Lorsque nous arrivons au palier, nous sommes bien plus bas que cette limite. Nous nous débarrassons de nos tris et prenons l’embout respiratoire d’oxy. Nous endossons une bouteille d’air afin d’alterner oxy pur et air pour palier ainsi à la syncope. Il faut aussi savoir que, lorsque le taux d’oxygène, exactement lorsque la pression partielle est trop élevée, il y a risque d’hyperoxie, c’est-à-dire perte de connaissance et noyade. Nous sommes dans ce cas et nous allons courir ce risque.

Le premier de nous trois avait l’habitude, pour s’amuser, de larguer son embout respiratoire, de tendre son bras et de nous regarder avec un rictus toutes dents bien visibles. C’est ce qu’il a fait, mais cette fois, il est resté tel quel, bras tendu et dent serrées. Il a commencé à couler. Il nous a fallu quelques secondes pour réagir. Nous nous précipitons. Il est tétanisé, raide comme un passe-lacet. Nous l’attrapons. Bien sûr la surveillance n’est pas là. Heureusement la matelote a tout vu et a lancé l’alerte. Monter en surface, ramener son copain, alors que les bulles sont toujours là… Pas bon…Par bonheur au moment où nous faisons surface, le secours était là. Descente rapide, vite oxygène… La respiration reprend son calme et mon acolyte me fait des signes m’invitant à respecter la procédure alors que, moi, je cherche à me débarrasser du plus d’hélium possible. Le temps de rejoindre le palier de sécurité heureusement approchait. Je regarde ma montre et je lève les yeux sur mon dernier compagnon. Zut, il vient de larguer son embout respiratoire et le bout de sécurité. Il commence à couler et de l’air sort de sa bouche. Vite, je me précipite, le récupère et le remonte. Mais mes paliers ne sont pas terminés et je ne sais plus très bien où j’en suis. Je les termine dans l’émotion et la crainte de tomber moi aussi en syncope. J’étais seul et la surface me semblait loin. Le corailleur plus bas n’a rien vu et je le regardais lire son livre, assis sur sa balancelle, attendant que le temps passe pour monter un peu plus haut.

Arrivé en surface, j’ai grimpé l’échelle. Il y avait effervescence à bord. Un caméraman se précipite pour me filmer. Tendu, je lui intime l’ordre de partir sinon lui et sa caméra passaient par-dessus bord. Il paraît que j’étais livide. La matelote sur son zodiac pleurait. Décontenancé, je me dirigeais vers les douches cherchant les signes d’un éventuel accident de décompression.

Près de 40 ans se sont passés, soyez rassurés, les 3 plongeurs sont depuis longtemps à la retraite et vont bien. Il en y en a même un qui s’est marié récemment à 67 ans sonnés. C’était la séquence émotion et, surtout, la démonstration que l’expérience, la connaissance, la résistance physique, l’abondance de moyens ne peuvent faire fi des lois de la physique.