VIVRE UNE MISSION OCEANOGRAPHIQUE

En compagnie du Professeur LABOREL


Jacque LABOREL Océanographe de la station marine d’Endoume

Entretien
Ma première mission sur CALYPSO (1955)

Septembre 1955, j’ai 21 ans et je suis étudiant en Océanographie à la Station Marine d »Endoume à Marseille. Cette station de recherches va effectuer, comme déjà l’année précédente une mission de recherches en mer Egée à bord de la déjà mythique Calypso (que nous voyons souvent au vieux Port, car c’est l’époque de la fouille sous-marine historique du Grand Congloue).

Etant le seul parmi les étudiants de ma promo à avoir déjà plongé j’ai le bonheur d’être désigné comme aide technique pour cette croisière. Nous embarquons donc à Marseille sur un vieux paquebot grec pour rejoindre à Athènes la Calypso qui vient de débarquer une autre équipe scientifique, du Muséum d’Histoire Naturelle, celle-là. Le Commandant Cousteau nous accueille brièvement au Pirée, puis repart sur la France, absorbé par la préparation de ses nombreux projets (en l’occurrence le montage du Monde du Silence dont le tournage vient de se terminer). Premier contact avec Calypso, nous sommes sept chercheurs, tous Marseillais et tous ont déjà fait une croisière, je suis le seul néophyte, le chef de Mission est notre patron, le regretté professeur J.M. Peres, assisté de son Chef de travaux, Jacques Picard, deux botanistes Hélène et Paul Huvé et le géologue marin Jean-Joseph Blanc. Nous faisons la connaissance du capitaine Francois Saout, d’Albert Falco qui sera notre ange gardien permanent et admiré et de l’équipage (je ne citerai pas tout le monde) tous sympathiques et formidablement efficaces qui se mettront littéralement en quatre pour faciliter et sécuriser notre travail dans une ambiance de camaraderie et de gentillesse remarquable.

Départ assez houleux, cueillis à la sortie du Pirée par un joli coup de meltem, cap sur le sud du Péloponnèse et le travail commence par trois somptueuses plongées dans la région du Cap Matapan. Je m’émerveille devant les fonds grecs, pauvres en faune et flore mais merveilleusement lumineux, très différents de nos plongées marseillaises pourtant si belles. On prend des notes, on récolte faune et flore et on en fait des « confitures » pour étude ultérieure dans d’innombrables bocaux de verre (en tant qu’aide technique c’est à moi qu’incombe de les remplir d’un mélange puant de formol et d’eau de mer). Puis c’est Santorin suivi de la Crète avec quelques-unes des plus belles plongées que je n’ai jamais faites. Biologistes nous demeurons bien entendu indifférents aux restes archéologiques (le professeur Christomanos, océanographe de l’Université d’Athènes est d’ailleurs à bord pour faire respecter le patrimoine archéologique) mais quel festin pour les yeux ! De la surface jusqu’ au fonds de soixante mètres c’est un véritable empilement d’épaves allant du petit cargo moderne jusqu’à l’antique ! L’ambiance à bord est formidable et tout le monde contribue à nous faciliter le travail.

Finalement, après un circuit dans les Cyclades occidentales suivi par un retour sur la Sicile et les Iles Lipari Calypso met le cap sur Marseille ou elle touche après un mois de travail enthousiasmant. Plus de cinquante ans après il semble que l’on ait parfois tendance à oublier ces missions de recherche scientifique dans bien des mers du globe qui ont pourtant eu d’importants résultats concrétisés par de nombreux volumes des Annales de l’Institut Océanographique. Il ne faut pas oublier que la France ne disposait, à l’époque, d’aucun bâtiment océanographique moderne et que le Commandant Cousteau, bien que non scientifique à strictement parler rendit à la recherche française un service considérable en mettant son bateau et son équipe à la disposition du CNRS et des Universités. Les nombreux chercheurs qui en profitèrent ne l’ont pas oublié et sont encore profondément reconnaissants, tant à lui qu’aux équipes qu’il avait su rassembler et bien entendu, à son navire.

Jacques Laborel

Professeur honoraire à l’Université de la Méditerranée


dans la salle avec le sonar

ENTRETIEN AVEC JACQUES LABOREL

A mes questions suivantes, le professeur Laborel a eu la gentillesse de me répondre. Je tiens à l’en remercier encore.

Il me faudrait plus de renseignements.

Comment se passait une journée sur la Calypso, quels matériels scientifiques utilisiez-vous ? Teniez-vous, un journal de bord de vos recherches, comment étaient définis les prélèvements ? Avez-vous encore des copies de vos notes prises sur la Calypso ? Pourriez-vous me faire parvenir ces renseignements et d’autres si vous pensez à autre chose.

Bien amicalement et merci.

Réponse

En ces temps préhistoriques le matériel scientifique utilisé lors d’une campagne de biologie se résumait à fort peu de choses pour des raisons de poids et surtout de finances. Comme les missions des différents laboratoires se succédaient sur plusieurs mois, les équipes embarquant ou débarquant en différents points parfois très éloignés, tout le matériel lourd (dragues, chaluts, filets à plancton, bouteilles de prélèvement d’eau, carottiers appareils de mesure etc.) devait être embarqué à Marseille en début de saison, les chercheurs apportant avec eux leur petit matériel» et leurs cahiers de travail. Lors du retour de Calypso à Marseille, parfois plusieurs mois après le retour d’une équipe, on procédait au débarquement des échantillons récoltés (faune, flore, sédiments etc.) qui filait vers les différents laboratoires concernés.

Je décrirai rapidement le travail et les emplois du temps d’une mission en Grèce en 1955 de notre laboratoire marseillais, la Station marine d’Endoûme, qui à l’époque réalisait des études de faune et de flore du fond plus divers travaux de planctonologie et de sédimentologie.

Nos missions, qui duraient en général de trois à quatre semaines, comprenaient en général un chef de mission (soit le Professeur Jean Marie Pérès, soit son chef de travaux Jacques Picard), quatre ou cinq chercheurs de différentes spécialités (algologie, zoologie, sédimentologie) et un technicien qui était souvent un étudiant (heureux élu !). Ni Cousteau ni la Bergère, n’étaient à bord, ce point a parfois été mal compris et interprétés comme un manque d’intérêt; pour moi, au contraire je pense qu’il s’agit d’une remarquable compréhension des problèmes de la recherche : Cousteau avait ses programmes, nous les nôtres et il nous en laissait la liberté totale. Les rapports entre capitaine (Saout puis Maritano) et missions CNRS ont toujours été excellents. Nous ne disposions que d’un matériel lourd très réduit : quelques dragues et filets à plancton et un ou deux appareils de prélèvement. On embarquait également une énorme jarre de formol à 40%, en général fixée sur le toit de la passerelle et dans laquelle l’étudiant de service devait chaque jour aller siphonner la quantité nécessaire pour conserver les échantillons de la journée dans des bocaux à confitures (!) en verre de 2L dont on embarquait de pleines caisses !

Lorsque Calypso disposait d’un matériel à l’étude comme la « troïka » (un traineau photographique) en 1959 nous avions évidemment la possibilité de l’utiliser. Les sondeurs ultrasonores étaient, eux aussi, extrêmement appréciés des chercheurs. La soucoupe, arrivant à la fin de cette période n »a été embarquée que pour peu de missions CNRS, par contre de nombreux chercheurs ont eu la possibilité de l’utiliser pour des sorties courtes, généralement au départ de Marseille ou de Banyuls, et là c’était le bonheur car je n’ai jamais eu cette sensation de mobilité et d’aisance à bord d’un autre engin submersible !

La plus grande partie du travail de notre laboratoire concernait les fonds meubles (sable et vase) de la surface à quelques centaines de mètres, les fonds rocheux étaient étudiés en plongée par le ou les biologistes plongeurs. Les dragages se faisaient au long de « radiales » de la côte vers le large ou entre deux points de la côte aisément repérables (pas de GPS ni même de DECCA dans la plupart de nos régions d’étude), les dragages étant numérotés et leur positions donnée avec le maximum de précision possible. Les récoltes étaient alors triées et lavées sur le pont puis mises dans des bocaux avec de l’eau de mer formolée, toutes les informations directement disponibles étaient portées sur un cahier de stations général

Le prélèvement en plongée étaient l’heureux domaine du ou des rares biologistes plongeurs, dont j’étais. En l’absence de temps et de méthodes modernes d’estimation quantitative des peuplements, on choisissait un point remarquable, en général un cap ou un îlot isolé et on effectuait une coupe verticale, en travaillant du fond vers la surface de façon à bénéficier du maximum de temps d’observation pour un temps de palier minimal. La profondeur maximum dépendait de la région à étudier, elle atteignait assez facilement 60 voire 70 m, la présence sous l’eau, à nos côtés, de plongeurs du calibre de Bébert Falco, Claude Wesly, « Canoê » Kientzy, Raymond Coll et tant d’autres, étant pour nous une évidente garantie de sécurité et à part quelques rares épisodes tragi-comiques il n’y a jamais eu besoin à ma connaissance d’une seule recompression parmi les biologistes ! Nous récoltions un échantillonnage de la faune et de la flore en prenant un maximum de notes sur des feuilles de plastique rigide ou de formica, dépolies avec soin au papier de verre, avec, pour écrire, un simple crayon mine de plomb entortillé dans du ruban adhésif pour empêcher le décollement du bois et attaché à l’ardoise par un fil. Une fois à bord nous reportions nos notes sur le cahier général, et mettions le matériel récolté en bocaux; nous disposions en plus d’un cahier de notes personnel sur lequel nous portions le maximum de renseignements complémentaires d’une main encore humide et souvent tremblante de froid ! Trop heureux quand on pouvait arriver à le relire sans trop de difficultés au retour ! (voir photo)

Notre matériel « scientifique » était on ne peut plus simple : marteau et burin léger, filet de prélèvement, ardoise et crayon, point final ! Le matériel de plongée proprement dit était l’ excellent tribouteilles acier de 3X5l à 150 bars que je retrouverais plus tard dans la Marine Nationale, équipé des bons vieux détendeurs CG47 à deux étages et, plus tard du Mistral. Les PMT étaient perso et apportés par chacun. Les habits de plongée personnels étaient encore rares (heureuse époque du caoutchouc mousse bien raide et de la feuille anglaise aux poignets, cheville et taille) et on utilisait en général le matériel du bord: le fameux « vêtement demi-saison » mis au point par Frédéric Dumas qui laissait les jambes et les bras nus et nous faisait ressembler à des hussards avec ses élastiques en forme de brandebourgs ! (le néoprène n’a fait son apparition que vers 1958). Pas de gilet gonflable ni de Fenzy bien sûr, mais de superbes ceintures de plomb en cuir large et solide munies de plombs ronds superposables (encore une fois un produit de la remarquable imagination pratique de Frédéric Dumas). Un élément fondamental était la présence des deux chalands en aluminium qui nous donnaient une liberté de manœuvre extraordinaire.

Le calcul des plongées se faisait aux tables GERS de l’époque (15 minutes à 40m sans palier !), pas d’ordinateur évidemment ni même de décompressimètre analogique, (un bathymètre et une montre étanche perso, achetés sur mon maigre budget d’étudiant, étaient mon bien le plus précieux).

Notre point faible, en cette moitié des années 50, était le manque de matériel photo. Les appareils mis au point par Cousteau étaient expérimentaux, donc souvent encombrants, fragiles et de maniement délicat, non adaptés à nos travaux qui exigeaient un matériel robuste et sur (qui n’arriva que plus tard avec la mise au point du génial Calypsophot.) Les propulseurs (il y en avait presque toujours un à bord) n’étaient que très peu utilisés. Et bien sur tout le travail reposait sur l’organisation interne de l’équipe « Calypso », souple, rodée, efficace et sympathique (bien que parfois un peu « rugueuse » pour ceux qui avaient du mal à assimiler la discipline du bord! ) et sur la sensation de sécurité inégalable que donnait la présence au fond avec nous de ses plongeurs, sans parler de la nourriture, toujours bonne et copieuse, sans parler des veillées au carré sous le noble regard de Cambronne !

En ce qui me concerne j’ai eu la chance et l’honneur de participer (d’abord comme « préparateur » puis comme chercheur) à quatre missions en Méditerranée orientale (1955, 1956 et I959) et une sur les côtes du Brésil (1962) ainsi que d’une plongée soucoupe devant Cassis en 1960


Cahier de notes personnel de M. Jacques LABOREL


en attendant de prendre des relevés