J’ai eu la chance en Septembre 2005 de faire la connaissance du Premier médecin qui embarqua sur la Calypso pour sa mission en mer rouge qui se déroula en 1951. Lorsque je demandai à Mr Jean- Loup Nivelleau de la Brunière de me parler de cette époque et comment, le voyage s’était passés, il eut la gentillesse de me faire parvenir une copie de son rapport du Concours médical de 1953. Afin de ne pas trahir ce qu’il avait écrit à cette époque, je vais vous le transcrire mots à mots. A savoir que ce document était à l’époque ou il fut rédigé, le tout premier rapport écrit et publier racontant la toute première mission océanographique de la Calypso et du Commandant Cousteau, peut de temps par la suite vient sur cette même mission, le livre de Mr haroum Tazzief, »l’eau, le feu ».

CROISIERE EN MER ROUGE – PLONGEES DANS LES FARSANS

La médecine c’est la roue de secours,Commandant , avais-je dit avec une humilité prometteuse de discrétion et de faible encombrement de mon matériel. J’ai beaucoup réfléchi à la roue de secours.

D’abord, la traumatologie ; c’est évident. Sur un bateau, on peut se faire toutes les fractures, toutes les plaies. Là-dessus, il n’y a pas d’économie valable ; il faut pouvoir tout faire, de la régularisation digitale aux réductions sur cadre Boehler. Et les urgences abdominales ? Il faut bien de quoi faire appendicites, ulcères perforés, hernies étranglées, etc…Ma liste s’allongeait. Et les morsures de requins ? Jusqu’ici, toutes furent mortelles, parce qu’on ne put à temps déchoquer, transfuser, opérer. En effet, si un requin n’ampute pas, ses dents s’arrêtant à l’os, il fait du moins d’effroyables délabrements… Et ma liste s’allongeait. Mais comment rogner sur la chirurgie ? La médecine au moins, me disais-je…

Naturellement, les bronches, la gorge, les toniques, les calmants. Mais aussi les médicaments plus nobles, les antibiotiques, les sérums glucosés et les autres, les sérums anti-venimeux, les médicaments contre le mal de mer…comment s’arreter, comment décider à l’avance des maladies permises à bord ? Un vieux savant ne ferait-il pas un coma diabétique, une phlébite, un ictus ? Et ma liste s’allongeait. Et cette pathologie des scaphandriers, depuis les ennuies d’oreilles, jusqu’à la syncope blanche…il fallait bien des analeptiques, de quoi masser rapidement un coeur, des instruments ORL. Et ma liste s’allogeait. Après tout, un navire de 360 tonneaux peut bien comporter une pharmacie sérieuse et j’ai soumis ma liste. La marine et l’armée, dans un élan de générosité extraordinaire, les ont trouvées discrètes et en ont ajouté…Les laboratoires Français que j’avais sollicités pour quelques intérressants produits, m’ont inondé d’excellentes spécialités…La compagnie Générale de Radiologie nous expédia un Micro-Sécurix qui nous fut très précieux.

Le 23 novembre 1951, j’embarque enfin ma roue de secours : 25 caisses et quelques colis. Cousteau s’arrache les cheveux, le bateau est déjà plein jusqu’aux panneaux de cale…Le Muséum m’a précédé. La cale avant finie par se montrer assez élastique. Les derniers jours avant le départ furent les plus turbulents que j’aie jamais connus. La Calypso était au fond d’un bassin de l’Arsenal de Toulon pour d’ultimes travaux. C’était une ruche infernale. Nous participions tous à ces épreuves de force au milieu d’un tintamarre gigantesque de perceuses, de riveteuses, de siffleuses,de vrombisseuses, de hurleuses de tous registres.

Le 24, la calypso fut mise à flots. L’agitation était à son comble, mais plus silencieuse déjà, ouatée par l’eau. La nuit venue, la lumière des projecteurs faisait de ce chantier grouillant une vision à la Gustave Doré.

A minuit, c’est brusquement le silence. Tout est prêt. Une tranchée déjà se creuse entre les hommes qui partent et ceux qui restent. Tous sont immobiles, les uns sur le pont, les autres sur le quai. « …lancez les moteurs…Larguez…Bâbord en avant lente… » Soudain, l’amitié explose par les bras tendus, par les mains qui s’agitent, vite absorbés par la nuit. La tour de contrôle prolonge le message humain par quelques éclairs, puis Toulon disparait dans le silence liquide.

Les élements firent fête à la blanche Calypso. La brise était tiède, les étoiles balançaient doucement à la houle berceuse. C’était un enchantament plus fort que le sommeil. Je restais de longues heures sur la passerelle près de Cousteau. Il était plus épuisé que nous tous, mais ne pouvait se résigner à gagner sa couchette. Son bateau existait ; il s’enfonçait vers le Sud-Est, vers l’aventure.

Cousteau restait là, silencieux, le regard perdu vers je ne sais quelle mystérieuse lumière, méditant sa victoire et se préparant à la vraie lutte qui commençait enfin. Le soleil nous montra la Corse, puis les petites îles italiennes. Haroum Tazieff, qui était des notre, nous promit un spectacle de choix: Vulcano la nuit. Nous fîmes le tour completdu volcan éolien. Mais il ne nous ofrit que de minables intumescences. En fait de volcan, je crois que ce qui vomit le mieux durant la croisière, c’est encore Haroum Tazieff lui-même. Le pauvre vieux…Je le reverrai toujours prenant son quart sur un aileron de passerelle, un suppositoire dans la main gauche, la main droite sur le front, ramolli à l’extrême mais inaltérablement debout et souriant. »Va te coucher, vieux,je prends ta place. »_ »Non. »_ »Allons, vieux, fais pas de zèle:ordre du service de santé. »_ »Bon mais demain… » Et le lendemain, c’était pareil. Mais à terre, il est plus solide qu’un roc.

La mer Ionienne, nous offrit un festival roulis tangage. L’équipe s’est vite partagée en durs et en mous.La tempête faisait rage. Dans ce branle, la crasse qui avait sédimenté au fond des cuves de gas-oil fut tellement brassée, qu’elle thrombosa d’importants tuyaux. Bâbord a donné des signes de défaillance, arythmie lente, puis syncope. Nous avons pompé le gas-oil à bras avec une petite pompe éreintante qui se désamorçait à la moindre pose. Bâbord est reparti, mais est très vite retombé dans un silence navrant.

Montupet, le chef mécanicien et Léandri, son aide, transpiraient sur des filtres vitaux. Le travail des mécaniciens de marine est le plus pénible après Cayenne ; mais de ces efforts dépendait notre vie.Les groupes électrogènes sont tombés dans le silence à leur tour; mais tribord tournait encore rondement. La douce trépidation de la coque nous faisait renter par les pieds cette vérité réconfortante. Ca n’a pas duré…Je revis aisément cette minute. Sur la plage arrière, il y avait Saout , notre capitaine breton, fort comme une grue , agile comme un chat, toujours de parfaite humeur, et « qui en vue d’autre », puisqu’il a bourlingué depuis son enfance et passé trois fois le cap Horn à la voile.

Il y avait Gustave Cherbonnier, assistant du Muséum d’Histoire Naturelle, spécialiste des mollusques mous. Mais c’est un dur de dur et un parfait copain.Il y avait Jacques Ertaud, le cinéaste bien connu ; le plus gai des compagnons de cabine qu’on puisse avoir. Cousteau, dans un coin, dirigeait efforts ; il fallait gréer une ancre flottante en chargeant un radeau de gueuses de fonte pour donner de la stabilité au vent en cas de panne totale. Les lames déferlaient sur la plage arrière ; les gueuses de fonte, qui nous échappaient, ramonaient le pont d’un bord à l’autre au roulis.Notre travail n’était pas terminé, quand tribord fit des ratés…Cousteau hurle: »Abandonnez tout. Cramponnez-vous … » La catastrophe était imminentes, le bateau allait se mettre en plein travers et rouler à tous cassé. Le vent qui hurlait emmènerait l’épave à la dérive…trobord a stoppé. Plus rien qu’un silence lourd d’angoisse, déchiré du gémissement de la copque. Après quelques violents coups d’épaule, le bateau s’est mis en plein travers et …a cessé de rouler. Il montait et descendait à la vague calmement comme un bouchon…

Le silence fut rompu par un rire énorme, un rire déferlant, communicatif. Cousteau venait d’apprendre que sson bateau n’était pas comme les autres. Sa joie ne fut interrompue que par les joyeuses pétarades des moteurs réparés ; nous reprenions route vers la Crète. Elle nous est apparue étincelante de neige dans le premier rayon du soleil. Nous avons mouillé dans une crique sauvage pour donner aux mécaniciens 24 heures de calme. UN phoque insolite s’est interessé à nous, puis a disparue. J’occupais mes journées au « jeu de la cale avant ». Cela consistait à extraire la caisse qu’on désire absolument, d’un chaos de près de 100 caisses bien arrimées. Il faut utiliser l’unique case vide pour mener à bien les manipulations sucessives. ET, par 20° de roulis bord sur bord, c’est du sport. En huit jours de mer, je ne pus récupérer que les six caisses les plus indispensables. Dès le départ, je fus étonné de l’énorme consommation de micro-pansements aux sparadraps. J’ai vite compris l’intérêt capital en mer des pansements étanches à l’air et à l’eau. Pour cela, une certaine pommade vitaminée fait merveille.

Port-Said: travaux , ravitaillement, guerre civile,soleil.

Canal de Suez: impressions classiques bien connues. Cependant variante due à notre faible tonnage qui nous autorisa la navigation à contre courant. Les énormes monstres, que l’on croise, nous dominent du devers de leur coque, nous aspirent, sensation assez désagréable. Le jeu de la cale avant est très simplifié par le calme, j’extrais une septième caisse et j’annonce joyeusement : »Commandant,on peut se faire mal, maintenant. Je suis paré.Mais pas encore très mal… »

Suez: Montupet se fait très mal

Nous étions mouillés loin dans la rade à cause de la guerre civile. Deux corvettes anglaises prêtes à intervenir étaient mouillées non loin de nous. Les policiers égyptiens nous avaient visités, la mine réjouie, nous invitant à partager leur sinistre joie d’avoir descendu 27 anglais dans la nuit. Interdiction d’aller à terre. Cousteau,seul y est allé pour les formalités.

« Docteur,docteur,vite,Montupet s’est blessé…. »

On l’allonge au carré, pâle,choqué plein de sang. Son bras a été pris par une courroie d’un groupe électrogène.Un coup d’oeil. Pas de doute, il faut opérer. Dolosal,phénergan. Tous attendent mes ordres. Callame, hydrologiste du CREO, calme géant, Mercier, spécialiste des éponges, Martin, électricien du bord, montent ma table d’opération au carré. Je trie mes instruments à même le pont et les confie à Hanen, notre fameux cuistot. J’extrais une huitième caisse, »matériel de suture », flambe quelques plateaux.

Le roulis est minime. Penthotal….

Montupet dort. Je regarde les copains, ceux que j’ai prié de rester. Ils sont pâles, me regardent fixement dans un silence angoissé. Je me sens terriblement seul. Le contact du bistouri dans ma main me fait subitement oublier la Calypso, les copains, ma solitude. Tout devient banal, sauf que de temps en temps il faut que je pense à pousser un peu de penthotal. Je me félicite d’avoir pris une paire d’écarteurs à très longs manches. Mes aides ne tiennent que trois ou quatre minutes chacun. Mais Simone Cousteau fait exeption; elle me sert en improvisant des gestes calmes et intelligents. Point de pâleur sur son visage. Parage…Hémostase…Le triceps est arraché,déchiqueté..Plaie périostée parallèle et su-jacente à quelques millimètres du radial. Fichtre, il a eu de la chance…Sutures.

Montupet se réveille juste le dernier fil cutané noué..ça fait très bon effet,mais c’est de la pure veine. Cousteau, rentré à bord pendant cet intermède chirurgical, attend, inquiet puis rassuré. Garder Montupet avec nous était vital pour la croisière ; privée de ses conseils, la machine eût été paralysée.Ce jour là, nous vidâmes quelques bouteilles de champagne et autres vins de précision…Il le fallait bien pour forcer le sort, et le sort, reconnaissant de cette offrande, a vite guéri Montupet. Il le fallait aussi pour baptiser la roue de secours…

Passé le détroit de Jubal, la côte égyptiènne ressemble à ce que sont les côtes de la mer Rouge sur des milliers de kilomètres. Cette mer est d’un bleu profond,méditerranéen, la dénomination rouge venant probablement des peuples « Erythrés » riverains. Ce bleu est bordé d’une bande vert vitriol, la barrière de récifs coraliens qui n’offre que de rares et minimes solutions de continuité où se nichent les ports comme Djeddah, Port-Soudan. Puis c’est la plage, desert de sable jaune rose, large de trente à cinquante kilomètres, fermée par un fond de montagnes déchiquetées devant lesquelles sèchent les désirs refoulés de l’alpiniste. Au sud donc Jubal, on peut voir quelques barraques perdues au bord de l’eau : c’est Ghardaka, la station égyptienne de biologie marine. La science française se devait en passant de rendre hommage à ces savants perdus. Battant pavillons égyptien et français, la blanche Calypso fit d’audacieuses manoeuvres dans une fissure pour s’approcher au plus près. Un homme en blouse blanche se tenait au bout d’un débarcadère minuscule, seul être humain visible, ne répondant point à nos saluts. Il disparut brusquement dans une cabane et quelques minutes après, un camion arriva dans un nuage de sable. Ce n’était ni le ministre, ni la douanière ; c’était des hommes en armes…Deux tirailleurs debout, trois tirailleurs à genoux, un tirailleur couché. Celui-là avec un fusil mitrailleur, ruban engagé. Malheureusement, nous avions déjà fait un service à terre. Jacques Ertaud dut mettre les mains en l’air sans rire après avoir tenté une photographie et regagner rapidement le bord avec Dupas en youyou. Dupas, c’est un dur. Dans le civil, il est lieutenant de parachutiste. C’est un garçon extrêmement gai, et s’il est au bord de l’évanouissement devant une prise de sang, la mitraillette au contraire l’amuse ; c’est son élément. Il aurait bien aimé rester. Pour moi, c’était en tout points le contraire…Assis avec nesteroff, géologue, les pieds dans l’eau, je n’étais pas à l’aise. »T’as pas une autre cigarette ? Mon paquet est dans ma poche revolver, j’ose pas… » Cette noire brute illéttrée dans le dos nous fit passer une pénible demi-heure. Un avis téléphonique du Caire a renversé heureusement la situation ; nous eûmes droit d’admirer leur collection de bigorneaux et autres fruits de mer empaillés, mais escortés d’un fusil. Nous n’irons plus jamais à Ghardka….

Le cap au sud accroissait chaque jour notre euphorie. Dès le réveil, le brossage du pont à l’eau tiède devenait un délice pour les pieds. La mer étincelait de soleil, notre peau commençait à noircir. Parfois, un monstre marin faisait diversion, requin, raie géante dite Mantha, guitare de mer. Des dauphins jouaient devant notre étrave et nous soulevions des bancs de poissons volants. La nuit apportait des joies plus lyriques, celles que chacun trouve en son âme quand les étoiles, qu’on regarde si peu ici, imposent leur mystique. La tièe brise nocturne m’apportait comme leit-motiv ces vers écrit par Hérédia…

Tazieff et moi nous herborisions longuement ce ciel infiniment constellé. Betelgeuse la rouge, Rigel la blanche, Vindemiatrix…Gala nocturne aussi pour le chat du bord ; un gala gastronomique à base de poissons volants dont il raffolait. Un après midi, Djeddah sortit de la brume. De loi, nous distinguions une sorte de statue de la liberté, mais de près, ce n’était qu’une grue américaine…L’accès du port est fort délicat, non balisé et ne peut se faire que de jour. Sur le quai métallique luxueux, comme seul le pétrole peut en payer, une foule authentique allait et venait. Comme c’était quand même l’hiver, beaucoup arboraient un passe-montagne cependant que nos maillots de bain nous semblaient un maximum supportable. « Pourquoi ête -vous si pressés? Retournez en mer jusqu’à ndemain ou après-demain… » Notre autorisation exeptionnelle ne servit de rien ce jour-là, le lendemain, nous eûmes plus de chance. La première affiche qu’on voit en débarquant, est une réclame arabe de Coca-Cola, boisson coranique. Six kilomètres de lagune mènent à Djeddah. Il y a une banlieue à Djeddah ultra-moderne, américaine, consacrée au pétrole, à l’automobile, au confort. Cette ceinture entoure presque entièrement la ville antique, admirable ville aux nombreuses ruelless tortillées, aux maisons à moucharabieh,où grouille une foule indolente, miteuse, partagée entre le culte du pélerin et celui du pétrole. Aucune industrie arabe, aucun artisanat : rien que de l’importation et du commerce. Un livre est à écrire sur ce marasme décadent d’un grand peuple. Beaucoup sont déjà touchés par le vice des aphrodisiaques et de l’alcool. L’alcool qu’ils mendient sous forme d’eau de cologne et dont ils boivent d’ignobles rasades, en cachette, jamais deux ensemble à cause du Coran…Quand aux aphrodisiaques, ma roue de secours n’en comprtait évidemment pas. Qu’Allah me pardonne si, à la dixième demande, l’exaspération m’a fait offrir des comprimés de bromure… C’était, je l’avoue, le jour du départ. A Djeddah, point d’eau ; elle vient par pipe-line d’une cuvette lointaine. Pas la moindre culture, sauf un minable essai dans l’arrière pays ; rien de vert que le pavillon national. J’ai parcouru la route de la Mecque jusqu’à l’écrite au péremptoire »non-musulmans, pas un pas de plus » à quarante kilomètres de Djeddah. Le Hedjaz est un desert volcanique fait de monticules chauves, violets et noirs, écrasés de soleil. De loin en loin, une ruine turque fait office de vestige romain. Au bord de cette route, on dit que, lors des pélerinages, d’innombrables carcasses de pélerins morts d’épuisement craquent au soleil. J’avais hâte de retrouver la mer et de m’y plonger. Ce fut une joie d’appareiller pour aller plus Sud, vers le banc des Farsan, but de la croisière. Au premier récif rencontré, bien rond, bien vert, avec son collier blanc d’écume, Cousteau n’a pas résisté. Nous partagions son désir de voir enfin »ce que c’est ». Les scaphandres n’étaient pas gonflés, mais avec des lunettes, on peut voir déjà beaucoup de choses. Cousteau, le professeur Drach de la Sorbonne et moi avons pris le baptême, coude à coude. Nous étions étonnés, paralysés dès le premier regard vers la profondeur. Alice aux pays des Merveilles est à refaire avec ces mille formes bariolées de couleurs vives, noyées dans le bleu mystérieux de la mer où circulent des poissons saugrenus, multicolores. Très bas, il y avait même un requin. Mopins intellectuel que nous, il ne rêvait pas…Brusquement, il se rue vers la surface comme une torpille, ajuste sa trajectoire sur Cousteau qui fait un bond de côté pour en sortir. A moins d’un mètre de ses jambes, il replonge vers l’abîme et disparaît sans m’avoir laissé le temps matériel d’avoir peur. Cousteau, dont c’était le 73 ème requin rencontré en pleine eau, fut surpris de cette attaque ; il n’avait jamais vu que des requins circonspects, c’est-à-dire qui vous inspectent en tournant lentement, éternellement, autour de vous. C’est du reste la seul émotion de ce genre que nous ait réservée la mer rouge ; mais , si brève qu’elle ait été , Cousteau , lui, avait eu le temps de penser à la roue de secours…

Les récifs se firent de plus en plus nombreux, la navigation de plus en plus périlleuse. Nous pénétrions dans le banc des Farsn que les cartes interdisent à la navigation par un pointillé. Il faut, pour voir clairement les mortels récifs, certaines conditions idéales. Soleil derrière soi pour que chantent les écarts de teintes, mer un peu agitée pour que l’écume en fasse prévoir de loin les pourtours, ciel uniforme pour éviter ces ombres de nuages, causes de stupides manoeuvres. Une mer trop lisse, qui ne dessine rien, est aussi dangereuse qu’une mer trop forte où tout n’est qu’écume. Dans la mature, une vigie symbolise la providence. Sous la coque, l’émetteur à ultra-son du sondeur scrute continuellement le relief. Mais il ne peut avertir du danger, tant le relevement du fond est brusque. Je me souviens d’un recif dont nous fîmes le tour à50 mètresdu bord en sondant400 mètresde fond d’un côté700 mètresde l’autre. Si l’eau se retirait brusquement de la mer rouge, quel hinumain décor…. Il faudrait doubler le sondeur par un Asdic; la navigation serait alors aisée, même la nuit. Quelques récifs, repoussés par des mouvements terrestres, ont crevé la surface et leurs coraux sont morts au soleil des Tropiques. C’est ainsi qu’Abu Latt est né voici quinze à trente mille ans. Abu Latt… Ile mystérieuse dont nous nous proposions de faire la monographie, grise, plate, hérissée de clochetons, bordée de sable rose où reposent des pélicans. Abu Latt, terme du voyage, désert de six kilomètres de long sur deux de large où nous apportions la vie sous une forme insolite. Sur une petite plage, un camp permanent fut installé, fait de confortables tentes et d’un étrange laboratoire biomarin, assemblage de caisses et de planches où miroitaient bocaux et cristallisoirs. Cherbonnier fut élu maire d’Abu Latt. Les Abulatiens menèrent une vie à part pendant un mois. Les biologistes ne savaient où donner de la tête tant leurs récoltes étaient fructueuses. Les géologues eurent la part moins belle. De loin, Tazieff avait cru voir un petit volcan ; de près, ce n’était qu’un récif taillé en toupie par l’érosion au cours de sa lente émergeance. » Du moins, pensait’il, la récolte des pierres m’occupera ». Mais, et c’est un comble pour un géologue, pas de pierres sur l’ile, rien que du calcaire fossiles. Quel cri de joie, le jour où il découvrit une pierre ; mais c’était un aérolithe…. Il fit les corvées de cuisine en rêvant aux monts d’Arabie. Quant à nous, Calypsiens, nous répétions plusieurs fois chaque jour le miracle de la plongée, tant autour d’Abu Latt qu’au bord des récifs voisins. Plonger…A peine la surface crevée commence l’enchantement. etre libéré de la pesanteur, libéré de la verticale, libéré du bruit, libéré, par nécéssité , de l’expression verbale, libéré même de son ombre dès qu’on est assez profond. Evoluer en tous sens sans effort, glisser parmi ces parasols de dentelle, cesz buissons durs qu’habitent des myriades de petits poissons verts et rouges, tandis que des espèces plus grandes sillonnent le bleu dans une débauche de couleurs. Joouer avec eux sans trahir leur confiance… Quel honnête homme ne condamnerait pas là, une fois pour toutes, la chasse sous-marine…Le harpon en main, l’homme ne peut voir les merveilles que lui offre la mer ; ses yeux ne cherchent point de motif pour admirer ou pour jouer. Hélas! Son regard froid et tendu comme l’acier de sa flèche traque un immangeable Ludjan, repère un Mérou. A mesure que l’on s’enfonce, le spectre solaire se décompose et abandonne par degré ses plus riantes couleurs. A7 mètres, le rouge disparait. A30 m, le bleu-vert seul subsiste noyant les formes d’un sinistre éclairage. Mais ce n’est qu’apparence. C’est là le terrain d’élection de la photographie Flasch en couleur telle que l’a conçue Cousteau. Apportant un spectre neuf, l’éclair de magnésium révèle les couleurs latentes où souvent le rouge domine, gratuitement semble-t-il. Cet engin de Cousteau, pour être de fort loin le plus puissant au monde, n’en est pas moins insuffisant pour saisir de vaste décors. En dessous de40 m, l’on ne rencontre plus que formes mortes comme sous l’influance d’un terrible hiver. La pauvreté métabolique vers60 mètrespermet à l’eau une transparence telle, qu’elle s’immatérialise parfois totalement, et rien n’est plus angoissant que ces plaines vides, ces parois désolées, immenses, lugubres.

Les requins abondent en ces eaux tièdes et sèment l’inquiétude au bord de la féerie coralienne. Surtout le Carcharinus à la sombre réputation. Lors de nos premières plongées, nous avions peur d’eux, peur de soi, peur pour les autres. La démonstration du premier bain était encore trop récente ; mais peu à peu nous nous habituâmes à leur sombre silhouette. Nous avions adopté des régles strictes : plonger à deux, l’un pour le travail, l’autre pour la sécutité; ne pas rfester en surface en dehors du lagon. Il semble en effet que toutes les grosses bêtes soient très craintives dans les petits fonds alors qu’en pleine eau c’est la loi de la jungle. Il semble aussi que la surface soit une zone d’attrait maximum pour les requins. Nous étudiames des méthodes d’intimidation. Crier ne sert à rien ; il nous a même semblé que cela excitait leur curiosité. Que dire alors d’un saugrenu klaxon à requins ? Le couteau n’a d’interet que dans l’esprit des adolescents ; en mer, il est à proscrire comme inutile et éventuellement dangereux. Un simple baton tenu par une dragonne, hérissé en bout de petites pointes pour déborder le requin avec une meilleure adhérence, nous parut l’arme idéale, uniquement défensive et peu traumatisante. Une caméra fait de même un excellent « débordoir à requins ».

Une autre arme défensive ce sont les sachets d’un sel de cuivre que les Américains ont étudié en aquarium et que l’on s’attache aux chevilles lorsqu’on y pense…

Mais ce qui éloigne le mieux les requins trop curieux, c’est une certaine attitude agressive, se précipiter vers eux en ayant l’air de faire « HOU !  » Le professeur Drach ne s’interressait pas aux requins. Il descendait infatiguablement dans la mer, muni d’un filet à provisions, d’une pince monseigneur, d’une ardoise et d’un crayon. IL dénombrait, au cours de sa descente, les diverses madréporaires afin d’en établir les pourcentages suivant que l’accore est Sud ou Nord, Est ou Ouest. IL pointait les millépores, les acroporas, les méandrines, les alcyonaires et si vous lui tapiez sur l’épaule pour lui montrer un requin tout proche, il vous faisait signe sans détourner la tête de ne pas le déranger…Quant à nous, esprits moins purs, il nous arrivait de nous asseoir à l’entrée d’une grotte profonde en attendant que leur curiosité soit satisfaite. Ainsi en sécurité, nos observations étaient plus calmes et plus précises.L’un d’eux, qu’aucune tentative n’arrivait à éloigner prit peur d’un éclair du flash. Un autre fut pris de panique devant l’attaque d’un petit Caranx, tel un cheval qu’affole un roquet. Hommes-poissons, nous n’eûmes dons à nous plaindre que de leur curiosité ; mais, pour les naufragés qui barbottent à la surface, le problème est plus sévère. Un autre animal nous donnait de vagues inquiétudes à cause de sa légende. Non point la timide Murène, ornée là-bas d’une robe chatoyante et qui ne mord pas sans motif…Non point la raie Manta géante dont la gueule édentée n’est qu’un filtre à plancton. Mais le Barracuda, ce super-brochet dont la manière de stopper devant vous longuement, de plein profil, gueule entrouverte, est fort désagréable. Son oeil à rotule vous inspecte indiscrètement de la tête aux pieds ; puis brusquement le Barracuda repart à la chasse. Seuls les coraux nous firent quelques blessures, qui s’infectaient facilement, non pas tant à cause de leur origine, qu’en raison de la septicité de l’eau de mer et de l’amoindrissement des defenses dues au climat. Les millépores ont cependant une particularité. Ces « coraux de feu » se développent sur un plan, tels des grilles forgées au fer entrelacés, de teinte chamois à pointe blanche. Les premiers contacts avec ces pointes provoquent une douleur cuisante suivie d’une importante réaction oedémateuse. Puis contrairement à l’anaphylaxie, le corps semble s’y habituer ; « effet venin » probable dont je ne sais si l’étude a été faite. Nous remontions de nos plongées les bras chargés de merveilles, coraux, éponges, coquillages, chargés aussi de photographies et de films, témoins impartiaux de notre enchantement. Les récoltes de poisson relevaient de trois méthodes. Au cours de nos plongées, nous piquions avec un simple trident des spécimens intéressants qui manquaient aux collections : balistes chamarrés, poissons-coffres cornus, tétrodons qui se gonflent démeusurément. La pêche à la ligne était surtout l’affaire du cuistot, mais les biologistes, parfois lui dérobaient quelques pièces. Quant à la pêche aux requins, c’est un passe-temps vite lassant. Ce n’était là que méthode d’appoint.

La dynamite était autrement productive. Nous attendions avec impatience enfantine le produit des explosions et chaque fois c’était des cris d’admiration. Les requins, à qui la dynamite annonçait un bon repas, disputaient la récolte à nos filets. Les trésors naturels, que nous arrachions ainsi à la mer, s’amoncelaient chaque soir sur la plage arrière de la Calypso. Certains de nos échantillons passaient à la radioscopie avant d’être mis en caisse. D’autres emplissaient les casseroles du Maître-coq.

La monographie d’Abu Latt progressait rapidement. Mais la biologie, pour être prédominante, n’était pas la seule activité.

La physico-chimie de l’eau de mer allait bontrain grâce aux prélèvements de Callame

Le professeur Guilcher, de Nancy, faisait l’étude géographique de l’île et de quelques récifs, étude qui fut complétée par des photographies aériennes. L’avion que nous attendions pour cela étant immobilisé par une panne en Egypte, Tony Besse, fils du célèbre Besse d’Aden, nous proposa son beechcraft. Nous lui fîmes un aérodrome de350 mètresde long, peinant à la pioche pour l’épurer des fossiles coupants, comme des bagnards écrasés de soleil. L’atterrissage de ce petit avion moderne sur une île déserte fut l’événement le plus insolite qui se puisse rêver…

Au bord de la piste balisée, il y avait une tombe tournée vers La Mecque. Nous en vîmes d’autres, plus belles, sur de minuscules recifs émergés, tels Marmar et Manatu.

On dit que ce sont des tombes depèlerins clandestins, ceux qui cherchent à échapper à la lourde taxe en débarquant hors des points de surveillance. Ils traversent la Mer Rouge sur de frêles embarcations trop chargées. Peu réussissent, car la mort les guette en mer et sur les rivages. Allah n’aimant pas qu’on livre les corps à la mer et la chaleur rendant les obsèques urgentes, le moindre îlot sert de cimetière. Imaginez un banc de sable rond au bord duquel aucun bateau ne peut mouiller tant la profondeur est brusque, creusé sur le pourtour d’innimbrables nids de tortues, tels des cratères de bombes. Au centre, quelques pierres funéraires tournées vers La Mecque, cimetière marin éclatant de lumière où reposent des âmes pures et des oiseaux. La civilisation ne passe pourtant pas loin de ces îlots perdus ; elle se manifeste de la façon la plus imprévue, par d’innombrables ampoules électriques jetées par les navires de ligne et qu’apporte la mousson. Elles fondent à ces récifs d’étranges colliers de diamants et décorent les nids des rapaces ainsi que des bidons de Miror et autres objets anachroniques…

Abu latt s’appelle aussi Djebel Lith , car elle n’est qu’à douze milles au large de Lith. Cette agglomération humaine reliiée à Djeddah et à La Mecque par les pistes du pélerinage est d’un accès difficile par mer. Au fond de sa baie, encombrée de coraux, Lith n’est qu’un faible monticule agrémenté de quelques palmiers et dominé par un château fort de terre séchée. Un banc de sable, désert salé de 5 ou6 kilomètres, forme une sorte de cap permettant de débarquer et d’accéder à la ville. Dupas et moi, nous fûmes acceuillis par un grand diable d’Arabe né brusquement du sable avec un grand fusil. Mais son amitié nous fut vite acquise et il nous offrit dans sa paillotte basse ce café ou cette tisane brûlante qui étanche si bien la soif. Le grand émir de Lith, averti de notre amicale présence, nous fit quérir. Dupas, comme interprète, le Commandant et moi allâmes au palais. Toutes les munificiences étaient réunies pour nous dans cette immense demeure de terre croûlante, du style le plus antique. D’admirables tapis se recouvraient les uns les autres à même la terre. Le cliquetis des armes blanches, les broderies précieuses, les riches costumes, rien ne manquait à cette page des Mille et une Nuits. L’encens brûlait pour nous sur une table ouvragée. De mystérieux conseillers, assis à même le sol, appuyaient de clins d’yeux la conv ersation de l’Emir et de Dupas. Il fut question d’Allah, je crois. Il fut question de la santé d’un sous-émir chez qui je découvris par la suite tous les signes d’une belle caverne pulmonaire. Il fut question surtout de nos géologues. Toutes l’aide leur fut promise pour atteindre le pied des montagnes et y travailler deux semaines. Puis nous nous séparâmes avec des gestes déférents milles fois recommencés…Peu après, nos deux géologues et Dupas furent somptueusement acceuillis. Après la réception, ils furent conduits dans une vaste pièce pour y déposer leur matériel et prendre du repos avant le grand départ fixé au lendemain matin… Ils se reporèrent treize jours dans cette salle dont les portes furent refermées sur eux à triples tour, puis nous furent rendus, du reste parfaitement traités, car l’Emir de lith est grand seigneur… De cette mystérieuse leçon orientale, Tazieff a ramené un film étrange, tourné au cours des quelques sorties gardées.

La Calypso quittait périodiquement Abu Latt pour le ravitaillement. Une fois, nous sommes allés à Port-Soudan, pays où le soleil se lève en mer. Derrière la façade anglaise, l’Afrique se révèle entière dans un vaste village où confluent toutes ses races. Pour qui vient d’Arabie, quel heureux contraste ! Flâner sans mystérieuse menac e parmi ces pauvres cases, répondre à des sourires, regarder jouer des négrillons à l’ombre des bananiers…

Mais notre voyage habituel était Djeddah; cela représentait une quinzaine d’heures de navigation. Nous sortions des récifs avant la nuit qui tombe brusquement à dix-huit heures, par définition, suivions la côte à grande distance, puis entrions à Djeddah avec le soleil. Bien que temps perdu pour le travail, ces appareillages étaient toujours une joie. Appareiller…mot magique qui vous livre à la vague, à l’immensité, aux étoiles, à la tiède brise de mer, caresse enivrante des nuits tropicales. Notre étrave brassait les étincelles de la mer phosphorescente, les dauphins entrelaçaient leur lumineux sillage. Un esprit rêveur peut imaginer tout cela, mais il faut être descendu dans l’observatoire de la fausse étrave pour se faire une image de ces dauphins, jouant à portée de la main, fuseaux noirs et gris-lune zébrés de noctiluques. Les Abulatiens guettaient avidement notre retour ; nous leur apportions l’eau, les vivres et surtout le courrier. Ils nous faisaient part de leurs nouvelles découvertes en précisant leur lieu d’origine : îlots des trois Orfèvres, canal Saint-Eloi ; vallées des Baobabs, Grande Termitière, et autres noms symboliques que nous avions donnés pour faciliter le repérage et affermir notre conquête.

Nous aimions Abu Latt, terre inhospitalière, mais dont la poésie fleurissait avec les progrès de notre analyse. Pour la mieux ressentir, ilk fallait de temps en temps s’échapper seul tout un long jour, arpenter ses plaines, ses vallées, ses plages. Flâner sur Abu Latt…Faire un ballot de ses vêtements autour d’une gourde d’eau fraiche, d’un peu de sucre et de tabac; livrer son corps au soleil; suivre un papillon qui sait où se cachent les quelques fleurettes, les quelques brins d’herbe et l’arbre d’Abu Latt; jouer avec les crabes fouisseurs, qu’on appelait crabocipèdes à cause de leur vélocité; caresser les petits « fous » qui ne peuvent encore voler, grosses boules de duvet neigeux; nager parmi les très dignes pélicans; se baigner à vingt plages différentes, rieuses ou désolées, ramasser une langouste , contempler une méduse bleue… Abu Latt a ses heures de frénésies. Vers quatre heures de l’après-midi, « l’oiseau-thermomètre » prend son vol : c’est le signal. La mer se met à bouillir. Des millions de poissons à friture sont pris de la même panique en même temps. Les demi-becs font des concours de sauts en longueur. La surface est déchirée par les ailerons des requins, les nageoires des caranx, les ailes des mantas. Les lourdes escadrilles de pélicans se déplacent de points névralgiques en points névralgiques et mettent en conserve tout ce qu’ils peuvent avaler en pensant aux petits. Les fous font des exercices de vols en piqué. Les aigles de mer quittent leurs aires dont les trois oeufs chauffent bien plus quand ils ne sont pas là. Les crabocipèdes sortent de leurs terriers et vont faire un petit tour au bord de l’eau. Les savants courent vers les promontoires pour profiter du spectacle. Au bout de vingt minutes, tout s’apaise brusquement et l’oiseau-thermomètre disparait du ciel. Le coucher du soleil est si rapide que le crépuscule ne dure qu’un bref instant. Mais alors les Calypsiens n’avaient de regards que pour Abu Latt. Elle faisait une tache noire allongée sur ses eaux lisses, incandescentes, miroir de l’incandescence du ciel. Puis le ciel s’éteignait. Les Abulatiens allumaient un moment leur lampe, étoile la plus basse. Enfin, la lampe soufflée, A1bu latt s’enveloppait de mystère.

C’était alors grisant de ramer dans la nuit vibrante des étincelles du ciel et de la mer, de marcher au bord des eaux noires où nos pas allumaient des étoiles. Les crabes réveillés s’enfuyaient en craquant ; les poissons faisaient éclater l’eau de leurs bonds ; de lourds oiseaux de nuit s’envolaient effrayés. Les reliefs lunaires de l’île coralienne grimaçaient comme des bêtes infernales… Ainsi était Abu Latt, perle des Farsan.

C ap au nord…

Chaque jour dev ait nous rapprocher de l’hiver, nous faire sortir de leurs cachettes tricots, cirés et bottes. Chaque jour la Polaire s’élevait plus haut dans le ciel tandis que la Croix du Sud cessait d’enchanter nos nuits. Nos calres étaient pleines d’une cargaison sans valeur marchande mais trésor sans prix pour le Muséum…miracle de la science.

Nous ramontions la mer Rouge en zigzags pour faire des sondages traversiers utiles aux géophysiciens. Ces traversées nous menèrent un matin dans une crique perdue au bord du désert soudanais. Une curieuse activité à terre nous intrigua ; des centaines de caisses longues et étroites étaient empilées, portant des marques de fruits. Elles disparurent vite dans des camions, tandis qu’un hors-bord vint se renseigner sur nos intentions. Au large, il y avait une chaloupe éventrée sur un récif. Port secret pour trafic d’armes, probablement à destination de l’Egypte ?

Nous passâmes par l’île Saint-Jean, superbe volcan éteint. Tandis que Tazieff s’époumonnait dessus, nous avions sous la mer le souffle coupé par l’enchantement, malgré notre habitude des coraux. Nous n’avions jamais encore rencontré une ordonnance ausi parfaite du décor. Dans cette région, l’un de nous eut une crise d’appendicite. Nous étions à trois jours de mer de tout port abrité. Que faire sinon refroidir lorsque l’état de la mer pose, pour simple touché rectal, d’ardus problèmes de visée ? Heureusement, ça s’est arrangé tout seul. Nous avons plongé au phare des Frères, dernière escale. Leurs gardiens vinrent à bord nous rendre visite en quête surtout de vin rouge. Ils y découvrirent le Cointreau; ce fut le plus beau jour de leur vie. Pris d’un amour subit pour la France, ils embrassaient les bouteilles vides, serraient sur leur coeur les pleines que nous leur avions offertes. La mer était d’huile, mais leur transport à terre fut le débarquement le plus délicat que Cousteau ait jamais vu.

Lors de cette ultime et fraîche plongée, Frédéric Dumas, le meilleur plongeur du monde, l’ami et le collaborateur de Cousteau de tout temps, était fort occupé par30 mètresde fond. Assis sur une branche d’un arbre de « corail noir », il la sciait laborieusement entre lui et le tronc principal. Il n’y a que la plongée pour permettre pareil gag : la branche coupée, rien ne tomba.

Le « corail noir » est en réalité une gorgone géante, matière première des chapelets sacrés, que les Arabes appellent Youss . Nous en prîmes chacun quelques fragments pour y sculter coupe-papiers, cure-ongles et autres formes plus ou moins utiles dont le poli, à force de massages, fait concurrence à celui d’un stylo neuf. A Suez, les policiers maritimes, avant de se faire offrir les flacons d’eau de Cologne qui apaiseront leur soif et leur zèle administratif, nous prirent des mains des fragments de corail noir, les portèrent longuement à leur front, puis aux lèvres et à la poitrine. Je fus émerveillé du religieux hommage qui fut ainsi rendu au cure-oreilles que je polissais.

Au milieu du Grand Lac amer, nous fûmes pris dans la brume londonienne et obligés de mouiller toute une nuit. J’étais de quart avec le pilote de la Compagnie du Canal ; sa cardiopathie m’a bien distrait.

La Méditerrannée fut acceuillante jusqu’aux Cyclades. Les quarts succédaient aux quarts, les travaux scientifiques aux travaux scientifiques. Cousteau avait baptisé « travaux scientifiques » tout ce que peut faire un savant sur un bateau : entretien du pont, peinture, corvées de vaisselle, etc… A ce régime, nous sommes tous devenus solidement amarinés. Le gros temps qui nous prit devant Santorin rencontra donc une équipe homogène, endurcie. Plus de mous à bord maintenant ; heureusement, car ce fut un branle de première classe pendant cinq jours sans répit de tangage presque pur. Les hélices sortaient de l’eau toutes les quatre secondes, l’étrave plongeait de10 mètresà chaque fois ; des tonnes d’eau passaient par-dessus la passerelle.

Hanen avait cette remarque particuliaire de faire une cuisine d’autant meilleure que la mer était mauvaise. Mais il avait alors la malice de nous faire une soupe extra-fluide, acrobatique. Le linoléum du carré était vite transformé en patinoire. Si l’un tombait, il agglutinait une grappe humaine au cours de ses glissades d’un bord à l’autre que rien ne pouvait arrêter qu’un moment de calme. Par le passe-plat, émergeait la tête hilare d’Hanen… Une fois, quelqu’un entra par une porte, glissa si vite vers l’autre que le crochet céda ; elle s’ouvrit et se referma sur lui sans qu’on ait eu le temps de voir qui c’était.

Cousteau nous avait promis une pasta aschiutta formidable à Syracuse; vu de la Crête, Syracuse est bien petit, la pasta aschiutta encore plus—- à quelques milles près. Enfin, arrivés à la pointe sud de la Sardaigne, nous devions trouver le calme absolu le long de sa côte Est. C’est là qu ‘Eole a decidé de souffler en sens inverse. Il nous a bien malmenés…

Le 5 février 1952, dès patron-minet, Toulon nous est apparu dans la douce pâleur d’un soleil d’hiver, dont tous, malgrés nous, nous avions la discrète nostalgie…

J’écris ces lignes entre Noel et le Jour de l’An 1953 ; il neige sur Paris… Un an déjà s’est écoulé depuis la tiède nuit de Noel abulatienne remplie de rêves et de farces. Le premier de l’An dernier, les Calypsiens erraient la nuit sur l’île mystérieuse avec pétards, fusées, cognac ; nous attaquions le camp des Abulatiens pour commencer ensemble l’année dans un feu d’artifice à notre amitié.

Depuis, bien que la bataille des crédits ne soit pas encore entièrement gagnée, notre cher Coimmandant n’a laissé moisir ni ses hommes ni son bateau. Il s’est mis au service de l’archéologie pendant la période intermédiaire. Il s’agit de tirer le maximum d’enseignements d’un bateau de commerce antique , ayant appartenu à Marcus Sestius, romain et citoyen de Délos, sombré au 3° siècle avant Jésus-Christ par44 mètresau pied du Grand Congloué, rocher des îles de Riou, à quelques milles des calanques marseillaises. Nous en évacuons péniblement l’énorme cargaison de vaisselle d’art avec l’intention de remonter les vestiges de la coque, précieux pour l’Archéologie Navale.

Ceci est une histoire passionnante, mais c’est une autre histoire…

Paris, le 1 Janvier 1953
Dr J-L. Nivelleau de la Brunière